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Message Sujet: Le "vrai" salaire des artistes (en réponse à Mme Parisot)     20/06/2016 à 18:43

J'avais écrit cet article en 2015 pour Renard Loquace. Il est finalement paru dans la revue lyonnaise Médiations philosophiques. Les récentes déclarations de Madame Parisot ont hem... "surpris" mes collègues de la communauté littéraire. Du coup je republie cette analyse qui concerne différents secteurs, dont le jeu vidéo indépendant.

Le "vrai" salaire des artistes aujourd’hui

En janvier 2015, les dessinateurs de BD ont défilé à Angoulême et appelé à l’aide le président Hollande car leur métier est menacé par une précarisation grandissante. Le projet d’augmentation de la cotisation de leur retraite complémentaire équivaudrait à les priver d’un mois de salaire (alors que la majorité d’entre eux touchent à peine le SMIC).

On aborde ici un problème qui concerne également les domaines de la littérature, de la musique et du jeu indé. Certains lecteurs vont peut-être me taxer de marxiste, mais je note une certaine récurrence dans les commentaires à propos d’un sujet bassement matérialiste : le salaire des artistes. Que touchent-ils vraiment ?

D’ordinaire, les artistes qui défilent à la télévision mènent grand train : trois voitures, plusieurs villas aux quatre coins de la planète, bateau privé, fêtes tous les soirs, etc. Si, comme moi, vous lisez dans le journal que tel ou tel artiste a touché plusieurs millions pour sa dernière création, vous n’êtes pas tentés de les plaindre. Et pourtant ces stars ne constituent que le sommet de l’iceberg et dissimulent la situation réelle de leurs collègues.

Le problème principal étant que le salaire des artistes ne reflète pas leur temps de travail.

Pourquoi ? La faute aux méchants patrons ? À un état qui a sacrifié la culture ? Au peuple inculte ? Pour comprendre le dénuement des artistes, il faut soulever le capot et observer les mécanismes : la baisse des tirages, la diversité et surtout la non-scalabilité.

1) Les méthodes éditoriales

Tout d’abord, les méthodes éditoriales ont changé. Les éditeurs (de BD et de romans) publient plus de titres mais baissent les tirages. Pourquoi ? L’objectif de l’éditeur est d’avoir un catalogue étendu pour couvrir tous les goûts et vendre un maximum. Si possible, couper l’herbe sous le pied du concurrent en récupérant tous les artistes disponibles, la tactique étant d’étouffer l’autre.
L’éditeur n’est pas fou : il minimise les risques en choisissant un tirage bas. Il ne va pas imprimer 10 000 exemplaires d’un nouveau venu pour les envoyer au pilon. Mais de l’autre côté, l’artiste vend moins, donc touche moins.

Vous verrez des artistes protester : ils trouvent qu’on accepte trop de nouveaux débutants. Ce genre de remarque s’étend aussi à la littérature et au jeu vidéo. Et on peut les comprendre. Quand vous avez peiné pendant des années pour atteindre le statut professionnel, que vous avez sué sang et eau pour sortir votre premier album, et qu’on vous annonce « finalement on va accepter tout le monde », vous pouvez éprouver un sentiment d’injustice. Vous l’avez méritée, votre place. Et au lieu de vous récompenser, on baisse vos revenus.
Solutions ? Redonner dans l’élitisme ? Difficile avec Internet et la logique de démocratisation. Offrir un espace d’exposition sur Internet pour se lancer (ex : Amilova ) ? Obliger les éditeurs à mieux rémunérer les artistes ? S’ils peuvent. Aucune instance ne peut les y forcer.

2) La non-scalabilité
Si vous n’aimez pas les mathématiques, ce passage réveillera vos pires souvenirs, néanmoins je vous enjoins de lire le raisonnement pour comprendre le problème des inégalités.

Pour la majorité des métiers, votre salaire dépend de votre temps de travail. Par exemple, le salaire d’un dentiste, d’un boulanger, d’un mécanicien va dépendre du temps de travail et corrélativement du nombre de clients. Celui qui travaille soixante-dix heures par semaine gagne deux fois plus que le voisin à trente-cinq.

Vous m’objecterez que cette proportionnalité mathématique n’est pas toujours respectée. Les femmes sont moins payées à compétences égales et on peut observer des disparités entre deux professionnels, mais cela reste limité : comparez deux professeurs, deux maçons ou deux médecins. Le salaire peut varier du simple au double voire du simple au triple. C’est inégal mais on reste dans les limites du raisonnable.

Maintenant, observez les métiers non-scalables : artistes, sportifs, inventeurs, traders. Le salaire ne dépend pas du temps de travail, mais de la réussite. Et les écarts deviennent abyssaux pour ne pas dire indécents. Comparez deux footballeurs, deux développeurs ou deux acteurs. Le salaire ne varie pas du simple au double mais de 1 à 1 000. Là, on peut parler de profonde inégalité.

Mais comment ? Comment nos sociétés démocratiques peuvent-elles tolérer des écarts de la sorte ? Pour comprendre ce résultat, il nous faut expliquer la logique du cygne noir et la répartition des ventes.

a) Inégalités entre les artistes
D’abord, prendre conscience de la très forte inégalité dans la répartition des ventes. Le principe de Pareto ou « loi du 80/20 » s’applique, en pire. D’après les chiffres des Editions Humanis, la moitié des auteurs publiés vendraient moins de 300 exemplaires, 10 % vendraient plus de 1 000 et seulement 1 % passerait la barre des 2 000. Un écrivain peut passer un an sur un roman et toucher moins de 300 euros (autant rester au RSA) quand un auteur de best-seller gagne 500 000 euros sur un livre. Choquant ? Non. Ce n’est pas un choix des artistes.

Si vous espériez vivre de votre art, vous mesurez le problème. Devenir professionnel est déjà difficile, en vivre l’est encore davantage.

Dans le milieu du jeu vidéo indépendant, les mêmes inégalités apparaissent dans les répartition des ventes, que ce soit sur les store ou sur Steam.

b) Inégalités au sein du travail de l’artiste

Dans un métier classique, vous gagnez le même salaire d’un mois sur l’autre. Si vous êtes employé vous savez que votre salaire de mars sera équivalent à celui d’octobre.

La rémunération de l’artiste est inégalement répartie dans le temps car il peut réaliser un très bon mois de janvier (sortir une BD, un livre ou un jeu qui a du succès) et rater son mois de juillet (une création invendable ou passée inaperçu). Cette caractéristique rend difficile la projection et la prévisibilité pour un artiste : comment décider d’acheter une voiture ou une maison si on ne peut prévoir les revenus des années ou des mois à venir ?
3) Quelles solutions ?
Si vous êtes un artiste, soit vous cherchez le stable, soit vous espérez le « cygne noir », soit vous visez la solution collective.

Option 1 : Stable. Vous optez pour un métier fixe avec salaire régulier. Par exemple, un programmeur travaille pour une entreprise dans la semaine et s’attaque à son jeu vidéo le week-end. De même, nombre d’écrivains exercent la profession de journaliste. Ces artistes disposent de moins de temps mais leur salaire est assuré. Exemple : un artiste qui exerce comme professeur d’arts plastiques durant l’année scolaire a la garantie d’un revenu régulier.

Option 2 : Cherchez le « cygne noir » !
J’emprunte cette expression au philosophe libano-franco-américain Nassim Nicolas Taleb, qui désigne un phénomène inattendu aux conséquences démesurées, un événement exceptionnel. Cela peut être négatif (la crise de Fukushima) ou positif (La Horde du Contrevent d’Alain Damasio).

L’inégalité n’existe pas qu’entre artistes : le principe de Pareto s’applique aussi à vos créations. En résumé, 20 % de vos meilleures productions vous rapportent 80 % de vos revenus (et si on poursuit selon ce schéma les 4 meilleurs % rapportent 96 %, etc.) La sortie d’un seul et unique « tube » peut représenter pour un artiste la majorité de ses revenus.
Le gros problème de cette recherche du cygne noir est que l’artiste peut vivre des années en s’escrimant sur des œuvres invendables, sans savoir quand il rencontrera le succès (s’il le rencontre un jour) et va donc se décourager.

Option 3 : La solidarité. À l’échelle nationale, on envisage le RSA ou le statut d’intermittent du spectacle pour pallier le manque de revenus mais cela s’avère souvent insuffisant.
On pourrait former des coopératives d’artistes : mettre en commun les gains et redistribuer. Cela permettrait de faire vivre plus d’artistes mais on va m’objecter que cette vision « communiste » a échoué au vingtième siècle. Dans les sovkhozes, les paysans payés par l’Etat travaillaient pour le bien public et disposaient d’une petite parcelle privée à côté. Etrangement cette dernière absorbait tous les efforts, tandis que l’entreprise nationale voyait ses rendements péricliter. « Pourquoi je trimerai pour remplir la caisse commune ? »
Ma préférence va à la solution collective, malgré son caractère utopique. Ensemble nous sommes plus forts et nous pouvons produire des œuvres de qualité. Certes, on partagera mais, « mieux vaut gagner 1 % d’un million plutôt que 100 % de rien du tout ».

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