Rencontre avec Nick Preston, par l'Atelier Sentô

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Rédigé par Atelier Sentô, publié le 02/06/2016, modifié le 07/07/2016
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Avec le retour des beaux jours, Cécile et Olivier de l'Atelier Sentô font une pause dans le making-of de leur jeu The Coral Cave et vous proposent une rencontre avec un autre développeur indépendant avec qui ils sont souvent en contact. Nick Preston vit en Irlande du Nord et travaille sur Toryansé, un point&click mystérieux à l'esthétique singulière. Si les deux jeux sont en apparence très différents (2D à l'aquarelle d'un côté et 3D temps réel de l'autre), ils n'en partagent pas moins des influences et des aspirations similaires. Une discussion à bâtons rompus, autour d'une tasse de thé bien entendu.

Atelier Sentô – Dans le milieu indé, on a tous des parcours différents. Quel est le tien ?

Nick Preston – Je suis artiste 3D de formation et j'ai travaillé pendant plusieurs années pour des studios de pub et de télévision. Maintenant, je suis freelance dans le même domaine.

AS – Et tu as donc décidé de créer un jeu dans ton temps libre. C'est quelque chose que tu voulais faire depuis longtemps ?

NP – J'ai eu envie de faire un jeu depuis la première fois que j'ai joué à Another World d'Eric Chahi. J'ai vu quelqu'un y jouer dans un magasin, longtemps avant de l'avoir entre les mains, et ça semblait tellement différent de ce dont j'avais alors l'habitude : pas de score, pas de vies, aucune pièce à ramasser, une palette de couleurs restreinte, des graphismes stylisés, et ces cutscenes ! C'était hypnotique ! Quand finalement j'ai eu mon premier Amiga et une copie du jeu, il a eu énorme impact sur moi. D'autant plus que mon A600 comprenait Deluxe Paint et que j'ai passé des mois à tenter de recréer l'incroyable scène d'intro d'Another World. Le jeu sur lequel je travaille maintenant, Toryansé, n'est que le prolongement de cela. Il aura fallu 20 ans pour que les méthodes de création de jeu deviennent techniquement accessibles à quelqu'un comme moi.

AS – De nos jours, de nombreux outils semblent prévus pour les artistes et permettent même de créer un jeu sans avoir à écrire de code. Ça nous a aidé à nous lancer, nous aussi.

NP – Jusqu'à il y a peu, de nombreux développeurs indépendants semblaient avant tout être des programmeurs. Et tous les logiciels de création de jeu restaient incompréhensibles pour les artistes. Il y a tellement de choix maintenant. Je n'ai presque jamais à toucher au code, dieu merci !

AS – On doit en écrire un peu mais heureusement c'est un langage simplifié prévu pour les point&click donc ce n'est pas compliqué. A ce propos, ton jeu est aussi un point&click. C'est très différent d'Another World en terme de gameplay. Pourquoi as-tu choisi ce style de jeu ?

NP – Là aussi je me souviens avoir été impressionné par un point&click longtemps avant de pouvoir y jouer. J'ai vu une image de Maniac Mansion dans un magazine, avec tous les verbes alignés en bas et j'ai cru que c'était un jeu où on était libre de faire absolument tout ! Le premier auquel j'ai joué était Zak Mckracken et, si l'expérience était plus limitée que je le pensais, c'était tout de même incroyable, très loin des jeux de plate-forme auxquels j'étais habitué. C'est difficile de définir pourquoi on aime tant les point&click. Pour moi, c'est avant tout le plaisir d'explorer les décors, fouiller les placards et les armoires, … Dans beaucoup de films et de livres que j'aime, il y a peu d'action. Ils se focalisent sur les gestes en apparence quotidiens des personnages et, ce faisant, leur donnent une profondeur qu'ils n'auraient pas eu autrement. Comme j'essaie de faire un jeu dans le même esprit, je pense que ça fonctionnera mieux avec un point&click.

AS – Ce sont des jeux calmes. En tant que dessinateurs, c'est encourageant de se dire que les joueurs prendront le temps de bien observer nos décors et personnages. Et comme dans notre vie quotidienne on aime prendre notre temps, nous arrêter pour regarder le paysage, c'était aussi le style de jeu qui nous correspondait.

NP – J'imagine que pour The Coral Cave, il y a des similitudes de techniques avec ce que vous faites à côté, par exemple la BD.

AS – Les outils sont les mêmes. On se dit souvent qu'on dessine le jeu comme si on était sur place, à Okinawa, notre carnet de croquis à la main. A ce propos, ton jeu aussi est inspiré par le Japon, non ?

NP – Les décors de Toryansé ont évolué de manière étrange au fil des ans. La rue dans laquelle habite l'héroïne est directement inspirée par un endroit près de la gare de Sangubashi que j'ai découvert lors d'un voyage à Tokyo. Mais de l'autre côté de la rue, c'est inspiré par un bâtiment d'Edinburgh où j'ai fait mes études d'art. Et la gare au bout de la rue, j'avais l'habitude d'y passer... quand j'étais à Londres ! C'est parfois difficile de démêler les inspirations mais il y a définitivement une influence du studio Ghibli aussi bien visuellement que thématiquement. Si je pouvais matérialiser le jeu tel qu'il est dans ma tête, il ressemblerait à un de leurs films.

AS – Eux aussi, ils font souvent des mélanges étranges d'architectures japonaises et occidentales. Par exemple, dans Si tu tends l'oreille, il y a cette brocante à l'occidentale qui contraste avec la banlieue moderne japonaise qui l'entoure.

NP – J'ai beaucoup d'images de Si tu tends l'oreille sur mon ordinateur et pourtant je n'avais pas fait le rapprochement. Ce mélange du vieux et du neuf est un thème central de Toryansé. Comme le temps passe, je remarque que de nombreux endroits où je vivais ont maintenant complètement changé. Certains rasés, d'autres transformés ou réaménagés. Il y a de quoi se sentir un peu dépossédé !

AS – Le titre de ton jeu vient d'une vieille comptine japonaise qui parle aussi du passage du temps et des chemins parfois inquiétants qu'on doit emprunter.

NP – Oui, c'est une petite mélodie qu'on entend parfois aux passages piétons à Tokyo. Elle a quelque chose de sombre et mystérieux et j'aime l'idée qu'elle soit utilisé dans un lieu de passage. Ça nous ramène à l'idée d’imprégner le quotidien avec quelque chose de plus magique, non ?

AS – C'est vrai que ça fait une impression bizarre. Les comptines japonaises ont toujours ce côté sombre, comme s'il existait un monde secret, un peu effrayant. Ça nous inspire beaucoup. En regardant les images de Toryansé, on a la même impression. C'est un univers assez sombre.

NP – J'ai surtout montré des images de nuit car elles communiquent mieux le ton du jeu. Il y a quelque chose d'étrange à explorer de nuit des environnements familiers. A Edinburgh, je devais parfois me lever très tôt et je coupais par des allées sombres quand la ville était entièrement déserte. C'est cette sensation que j'essaie de retranscrire dans le jeu. Il y aura des scènes de jour aussi, pour faire contraste. Mais elles sont plus difficiles à créer : l'obscurité est plus pratique pour dissimuler des choses !

AS – Pour notre jeu, on joue aussi sur un contraste entre le monde nocturne des esprits et celui diurne des hommes. Si c'est facile de créer un sentiment d'étrangeté la nuit, on espère qu'il sera aussi présent dans les scènes de jour.

NP – Il faut trouver d'autres moyens de créer du malaise. J'imagine que The Coral Cave sera rempli de formes organiques, d'eaux profondes, de formations rocheuses... Plein d'endroits où cacher des trucs !

AS – Il y a aussi le soleil d'Okinawa, presque aveuglant, qui peut transmettre une ambiance surnaturelle. Notre jeu se déroulera sur une seule matinée donc la lumière sera importante.

NP – A l'origine, Toryansé devait se passer sur un week-end avec pour point de départ le personnage qui prend le train pour aller au travail, un vendredi matin. Mais récemment, j'ai commencé à y penser comme série d'histoires courtes.Raconter la même histoire et parler des mêmes thèmes mais peut-être sous les points de vues de plusieurs personnages ? J'y réfléchis encore.

AS – Ton projet semble encore très ouvert. On sent que tu veux prendre le temps d'expérimenter. Une question qu'on nous pose souvent, c'est : « Quand le jeu sera-t-il fini ? » Mais on ne voit pas les choses comme ça. On laisse le projet se construire à son rythme.

NP – Personnellement, je suis très mauvais en organisation : la taille du jeu ne cesse de gonfler. C'est aussi pour cette raison que je pense à découper le jeu en petites histoires. La seule réponse honnête que je puisse donner, c'est « Quand ce sera fini » !

AS – On nous demande aussi souvent s'il n'est pas difficile de garder sa motivation sur un projet au long terme. Mais en fait, comme le jeu prend forme peu à peu, on se rend compte que c'est de plus en plus amusant.

NP – Moi, ma motivation va et vient. Si j'ai des problèmes techniques à résoudre, de la documentation à trouver ou plein de choses à modéliser, je suis comme en transe et les journées s'envolent. A d'autres moments, c'est une vraie corvée. J'ai beaucoup de mal avec l'animation des personnages et je sais que, si j'en ai beaucoup à faire, il va me falloir du courage pour me mettre au travail. Parfois ça aide de faire une pause et travailler sur un projet en freelance pour une boîte : avoir une deadline et un but très précis. Ça me rappelle la chance que j'ai de travailler sur mon propre projet et me remotive pour m'attaquer à ce qui me bloquait !

AS – La communauté indé joue aussi un rôle important. Pouvoir échanger avec d'autres développeurs, des journalistes, des joueurs, c'est une chance inouïe !

NP – Pour moi, d'une certaine façon, Twitter a pris la place de mes anciens collègues. Quand je travaillais dans un studio, je n'avais qu'à lever la tête pour poser des questions ou partager quelque chose que j'avais vu. Maintenant, je fais ça sur Twitter. J'ai aussi participé à l'EGX, il y a quelques années et c'était génial. J'aimerais trouver le temps et l'argent pour participer à un autre événement. Il n'y a rien de mieux que de voir des gens qui ne connaissent pas mon travail s’asseoir pour jouer à mon jeu.

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